« La crise creuse les inégalités et durcit les relations sociales »

Expert•e•s, Travaux

Audition de François Dubet et Hervé Guéry

Le 3 décembre, la Convention citoyenne de Nantes a auditionné ses premiers expertes. Elle a ciblé le thème des inégalités et de la précarité et invité le sociologue François Dubet et l’économiste Hervé Guéry. Aux côtés de Karen Burban-Evain, directrice du CCAS de Nantes et de Sophie Razavi, présidente du Marché Alternatif de Bellevue, ils se sont prêtés au questionnement des citoyens quant à l’impact de la crise sur la situation sociale.

Qu’a révélé la crise Covid-19 au plan des inégalités ?

Hervé Guéry : Concernant les inégalité dans l’emploi, elle a amplifié les besoins et fait émerger de nouveaux publics : les jeunes, les indépendants, les emplois précaires, les travailleurs de la restauration. Au plan budget, elle a fragilisé ceux juste au dessus des seuils de pauvreté, touchés par le chômage partiel ou la perte de revenus. En terme de numérique, les inégalités sont aussi apparues, liées à la possession de matériel, la maîtrise des outils informatiques ou l’accès au réseau. La crise a aussi révélé la vulnérabilité accrue de certains enfants, qui ont pâti pour leur suivi scolaire d’un surpeuplement de leurs logements. Elle a enfin mis en lumière l’isolement des personnes âgées, mais pas seulement. Sur Nantes Métropole, 40% des ménages sont des personnes seules. A Nantes, 50%.

François Dubet : Avec la crise, de « petites » inégalités deviennent considérables : vivre dans un appartement ou une maison, avoir un emploi protégé ou être indépendant. Les inégalités scolaires se sont aussi accentuées dès lors qu’on a externalisé le travail dans les familles qui n’ont pas toutes les mêmes capacités à accompagner leurs enfants. Au delà de ces inégalités réelles, la crise crée aussi un sentiment général de fragilité : on ne peut plus se projeter, anticiper la suite. Elle génère une vraie défiance, vis-à-vis de la science, des acteurs politiques et des autres citoyens, notamment des plus faibles, que l’on craint de rejoindre. La crise creuse non seulement les inégalités mais durcit les relations sociales, renforce le repli sur soi, au risque de détruire notre capacité à vivre ensemble.

Le revenu universel est-il selon vous une solution pour réduire ces inégalités ?

F.D. : Le travail et l’emploi restent des vecteurs essentiels de lien social et de sortie de la pauvreté. Je ne crois pas au revenu universel. Par contre, l’allocation universelle jeune est une priorité. Les jeunes vivent avec des petits boulots qui disparaissent et ils vont devoir prolonger leurs études.

H.G. : Les jeunes ont pris une part importante dans les associations durant ce confinement, ils sont dans une dynamique partageuse, il faut le reconnaître. L’élargissement du revenu minimum pour les jeunes est une nécessité.

Quelles devraient être les priorités d’action à l’avenir ?

F.D. : 30 à 40% des personnes ne sollicitent pas les aides sociales auxquelles elles ont droit du fait d’une accumulation de dispositifs sociaux illisibles. Il y a 20 ans, on parlait de guichet unique pour les prestations sociales : il faut réhabiliter cette idée. Il faut aussi apporter des changements profonds à notre école : avoir une école qui éduque, non pas qui sélectionne. La naissance détermine très largement la carrière scolaire en France : c’est un système scolaire qui crée des vainqueurs et des vaincus avec un risque de ressentiment pour les exclus. Mais pour que cela change, les classes moyennes supérieures doivent accepter que l’on déplace les moyens financiers au service de tous et non pas des filières d’excellence.

H.G. : Donner le plus à ceux qui ont le moins, cela doit être le sens des politiques publiques. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Juste une illustration : sur Monselet (quartier le plus riche de Nantes), 48% des revenus des ménages proviennent du travail contre 73% en moyenne sur Nantes et 63% dans les quartiers de la politique de la ville ! Le discours vise à dire que les plus pauvres sont assistés mais ils sont ceux qui coûtent le moins cher à la collectivité par leur faible usage des services publics (culture, sport, déplacements…). Il faudrait aussi développer l’aller-vers, frapper aux portes des plus isolés, remettre de l’humain face aux plate-formes numériques, coordonner l’aide alimentaire, apporter une aide à la parentalité, construire de grands logements abordables pour réduire les effets négatifs du surpeuplement pour les enfants des familles les plus pauvres. Et ne pas oublier que quand on est fragile, on est hors-réseaux. Or aujourd’hui seul un tiers des offres d’emploi sont publiées par Pôle Emploi, les deux autres tiers passent par le bouche à oreille ou d’autres réseaux dont ne bénéficient pas les plus fragiles.

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François Dubet est sociologue, professeur émérite à l’Université de Bordeaux. Hervé Guéry est économiste, directeur du bureau d’études Compas, spécialisé dans l’observation sociale des territoires.